Air – 10 000 Hz Legend

A découvrir en priorité : "Don't be light", "Wonder milky bitch" et "Lucky and unhappy".

Après deux albums studio (les chefs d’oeuvre “Moon Safari” et “The Virgin Suicides”) le duo versaillais revient en 2001 avec un “10 000 Hz Legend”. Après le succès planétaire de “Moon Safari” paru trois ans plus tôt, Nicolas Godin et JB Dunckel se savent attendus au tournant. “Moon Safari” fut un chef œuvre de pop électronique allant emprunter pour beaucoup aux sixties/seventies. Impossible de reproduire un album de la même trempe. Cela aurait été forcément moins bien. Et forcément non spontané comme la musique de “Moon Safari” l’était.

Air se réinvente génialement à nouveau et prend des risques. Alors que “Moon Safari” était rétro, “10 000 Hz Legend” sonne futuriste. Avec une palette d’invités plus ou moins notoires (Beck, le groupe japonais Buffalo Daughters, le multi-instrumentiste Roger Joseph Manning Jr, Jason Falkner,…) le groupe élargit son spectre musical et colore son album d’une teinte encore plus atmosphérique et synthétique. Air aime les grands espaces à l’image de la très belle pochette du disque qui représente les contrées infinies de Monument Valley. « Electronic performer » ouvre l’odyssée spatiale : des arpèges de guitares saturées précèdent un piano lounge en suspension dans les entrailles de l’univers… Une voix filtrée au vocoder invite au voyage. Ecrasé dans le siège de la fusée Air, un dernier regard dans le hublot et nous voici transportés dans le cosmos… Des violons viennent ensuite frapper de leur mystique cette nouvelle invitation au rêve… Lequel se poursuit avec cet « How does it make you feel ? » qui fait l’effet d’un valium et sonne comme un nouvel Electric Light Orchestra. Une voix susurre quelque chose de suspicieux dans les oreilles. La tête tangue, elle se fait lourde, cotonneuse… Assoupissement, laisser-aller, Air prend les commandes de nos neurones et nous déconnecte de la planète bleue. L’âme vogue dans des eaux bleutées. Ivresse des grands espaces…Les chœurs aériens achèvent de nous plonger dans une totale quiétude…

Suit « Radio #1 ». Tempo lourd. La grosse caisse martèle son beat claustrophobe et machinal. Un synthétiseur joue sa litanie avec une certaine morgue. Il y a un côté Krautrock dans le titre. Dans cette cadence infernale, Air exécute un refrain parfaitement pop contrastant avec ce décorum deus ex-machina. Une envolée de cymbales et toms achève brutalement la chanson dans un dernier élan désespéré.

Beck s’invite une première fois sur l’album avec « Vagabond ». Un génial titre folk electro. Un soli d’harmonica en intro. Puis une guitare acoustique égrenant quelques notes avant que Beck ne vienne apposer son chant vaporeux et léthargique. L’air est chaud et humide. Beck crache ses volutes narcoleptiques. Les claviers et autres bidouillages electro transforment cette mélopée folk en morceau space folk. Le lit du Mississipi se jetterait-il finalement sur Neptune ? Une dernière soufflette et Beck nous quitte dans un éclat de rire qui hésite entre béatitude idiote et rictus maniaque. Cette fois l’esprit a décroché totalement de tout ce qui le retient à la Terre. Notre subconscient est arrimé dans de grands espaces, de larges trous noirs,… Vous écoutez « Radian ». Une quête initiatique qui soudainement ouvre une puis plusieurs portes vers un ballet de lumières diaphanes. Une harpe, une basse charnelle, des flûtes traversières bucoliques et nous voilà projeté dans une symphonie electro pastorale qui rappellera pour beaucoup l’ambiance de « Moon Safari ». Sauf que cette plénitude semble être un mirage, une illusion à l’écoute de ces claviers voilés et légèrement déformés en clôture de chanson.

« Lucky and unhappy » confirme cette dernière impression. L’heure est au chaos. Air s’approprie l’electro minimaliste de Kraftwerk pour concevoir ce titre très Krautrock érigé en forme de Pamphlet contre le consumérisme, les textes rappellent avec sobriété combien nos vies peuvent être robotiques et glaciales. D’où ce beat ultra synthétique qui sert de vecteur à la chanson. Claustrophobie. Tout est pesant et glauque. « Sex Born Poison » poursuit le malaise en apesanteur. Dans notre bulle, nous contemplons impassibles les errances de nos vies. Les Buffalo Daughter en invités sur le titre chantent en japonais et en anglais avec un timbre monolithique, fragile et pur à la fois. Ambiance de fin du monde. Final grandiose, cinématographique dressé sur un mur symphonique. « People in the city » renferme le chapitre d’un monde en proie à ses turpitudes et courant droit à sa perte. Air croque à nouveau une vie effrénée, répétitive et ultra-consumériste… Les instruments crient, hurlent, crissent dans un grand fracas de sirènes et de klaxons… Distorsion des sons, déchirements des vies humaines broyées dans un grand barnum urbain… Façon « Fitter happier » de Radiohead sur l’album « OK Computer ». Une sirène angoissante en guise de fade out…

Retour au folk electro avec le sensationnel « Wonder milky bitch » qui n’évoque rien d’autre que l’art de la fellation sur fond d’histoire d’une plouc venue de sa campagne profonde pratiquer ce que l’on vient d’évoquer. Textes caustiques (« you how to do it, drinking it like bloody marry ») enfouis sous une somptueuse orchestration digne d’un western à la Ennio Morricone : guimbarde sautillante, tambourin, chœurs de femmes élégiaques,…, Air frappe très fort. Et frappe un autre grand coup avec l’incroyable « Don’t be light » ! Beck aux manettes à nouveau. Le titre emprunte une autoroute sonique avec un solo de basse fulgurant (l’excellent Jason Falkner). Overdrive toute. Intermède chanté par Beck. Voix rauque et habitée. Ambiance “La nuit du chasseur” avec Robert Mitchum sur ce titre qui vire ensuite de nouveau vers un grand voyage onirique où la voix de Beck plane et résonne dans tous les sens. Un solo de sifflement ponctue cette incroyable chanson.

Enfin « Caramel Prisoner » conclue ce grand voyage. Onze chansons qui sont toutes autant d’étoiles, planètes dans la constellation brodée par ce « 10 000 Hz Legend ». Perdu dans la voie lactée, comme dans « Gravity » ou « 2001 Odyssée de l’espace », nous nous éteignons doucement et observons, résignés, cette Terre qui s’abîme doucement mais sûrement…Air signe un second chef oeuvre avec ce disque stellaire.