Blur – Blur

Leur meilleur disque, complexe mais à découvrir avec "Beetlebum", "Song 2" puis "On your own" et "Strange news from another star".

La Britpop, courant revival 60’s des années 90 connu un succès relativement éphémère, l’épicentre se concentrant principalement de 1993 à 1997 avec 1995 en point culminant.

1995 fut l’année des grandes rivalités entre Blur et Oasis. Une rivalité néanmoins fortement exagérée par les médias et l’industrie du disque malgré les grandes gueules et têtes à claques qu’étaient les frères Gallagher et Damon Albarn. La pop rock d’Oasis aux accents Beatles remporta la bataille haut la main (tant en chiffres de vente qu’au niveau qualité des chansons) avec un disque mémorable et cultissime face à la pop baroque de Blur aux accents Kinks dont l’album “The Great Escape” n’égalait pas son rival sur la longueur malgré quelques titres exceptionnellement bons.

Deux ans plus tard, alors que “Urban Hymns” de The Verve offre à la Britpop son dernier noble trophée sur un champ de bataille transformé en Waterloo musical après le semi-crash d’Oasis avec “Be here now” (cf. la chronique sur le site), Blur se métamorphose en groupe de rock alternatif. La fête Britpop est finie. Circulez il n’y a plus rien à voir, la nation est sous alka setzer et prozac.

Blur imite Radiohead (et réciproquement) dans un certain sens en se réinventant. En allant puiser son inspiration du côté rock US. Exit la traditionnelle pop anglaise. Bienvenu en territoire rock alternatif. Virage à 180 degrés donc. La pochette diaphane orangée et sinistre du disque (un cliché pris aux urgences d’un quelconque hôpital) traduit cette morosité ambiante sur l’album homonyme “Blur”. Morosité et énergie du désespoir à l’image d’autres groupes qui savent manier à merveille cet art : Deus, Sonic Youth, Pavement,..

Sur ce disque, tout est filtré à travers une passoire qui sent bon la gueule de bois sur les 3/4 des chansons… Damon Albarn se fait plus beaucoup plus introspectif dans ses textes. Le groupe, fatigué, usé jusqu’à la corde et au bord de la rupture, se retrouve en studio en Islande et s’enferme de longues heures durant. Aucun musicien additionnel à la différence des albums précédents. le groupe fonctionne en autarcie et décide de pondre un disque qui selon le batteur Dave Rowntree doit susciter “peur et angoisse”..et “casser définitivement et brutalement avec les codes de leur musique pop” développée sur leurs précédents disques.

Un nouveau chapitre donc.

Cela démarre avec “Beetlebum”. Des power chords étouffés en prélude, un riff d’accords en glissando sur le manche (genre “Loser” de Beck) et la voix déprimée de Damon Albarn au menu. Une chanson pop sous valium, cotonneuse, brumeuse, vaporeuse… Une chanson qui parle d’addiction à l’héroïne dont souffrait Albarn à cette époque après une rupture douloureuse. Le joint passe de main en main à mesure que la chanson évolue dans le “fog” londonnien, rôdant le long de parois mornes et suintant l’accablement. Pesant mais magnifique. Blur montre d’emblée de jeu la rupture avec son précédent opus. Le monde est devenu grisâtre et cynique. Le coda (final instrumental en boucle) de la chanson confine à la paranoïa…(voir le très bon live ci-dessous à Hyde Park en 2009)

“Beetlebum” disparait et enchaîne sur un “head banging song” : “Song 2”, connue de tout le monde, un coup de poing de 2 minutes. Une intro amicale et douce qui ne laisse rien présager du déluge de décibels qui s’abat sur le refrain. “Woohoo !!” gueule Damon Albarn. Basse saturée à l’extrême, guitares vombrissantes, Blur a allumé les moteurs et ça fuse méchamment. Le groupe la joue power pop et punk à la fois. Gros son rock US dans la turbine. Blur étonne, surprend et met tout le monde d’accord : “Britpop is dead”. Ils en remettent une couche avec “Country sad ballad man”, où Graham Coxon (guitares) ballade la chanson en zig zag à coup de figures alambiquées, de sons distordus et décalés. Baissant ses guitares d’un demi ou plusieurs tons en dessous de la normale, il met en place une ambiance à la fois bordélique et schizophrène.

“M.O.R” est le cousin en plus déjanté de “Song 2” : riff électrocuté, guitares filtrées à l’harmonizer et passant d’une octave à une autre, chœurs filtrés façon radio FM en fin de vie, Blur nous propulse dans un barnum sonique où plus rien n’a de sens. Le groupe a viré de bord. Les influences rock US sont prégnantes sur ce disque. Un son alternative rock à l’image de celui pratiqué par des artistes comme Beck, Pavement, Flaming Lips, Pixies, Weezer,…

Blur invente la pop du futur avec “On your own” aux accents pop façon Madness ou Specials, on est bien loin de leur pop Kinksienne. Les garçons ont réinventé intégralement leur son. Intro aux bidouillages électroniques, il y a bien une mélodie pop dans l’intention mais le phrasé confine limite au hip hop. Alex James (basse) groove pendant que Graham Coxon, sous influence Sonic Youth, martyrise son instrument et décoche des sons trafiqués venus de nulle part, un régal.

Soudain l’album vrille et plonge dans les ténèbres, dans la nausée la plus totale avec l’instrumentale “Theme from retro”. Ambiance fête foraine qui vire au cauchemar, genre le mauvais clown psychopathe qui traîne sa carcasse dans les allées sombres et cafardeuses d’une quelconque station balnéaire abandonnée… Un air de carrousel qui tourne mal, des échos qui glacent d’effroi, et une voix qui semble annoncer l’apocalypse… Le travail du producteur Stephen Street est une vraie réussite.

La ballade électro-acoustique chantée par Graham Coxon “You’re so great” prolonge cette sensation de claustrophobie. Son de vinyle craquelant, chant radiophonique, guitare acoustique désaccordée, guitare électrique crasse,… Tout est réuni pour accoucher d’une chanson qui sonne comme une vieille démo enregistrée avec deux francs six sous mais c’est là le talent de Blur : du bric à brac qui a de la gueule, une patte unique. “Death of a party” porte bien son nom. Sublimation d’un no man’s land social ? L’ oreille attentive évoque un amas de ruine sur lequel dansent des ombres accablées… Miroir d’une société civile en déroute ? D’une jeunesse consumée dans les excès de came et alcool pour faire semblant de faire la fête et oublier un quotidien fade ? L’antinomie de “Girls and boys” de Blur paru 3 ans plus tôt ?

On passera sur “Chinese bombs”, invective punk inaudible d’une minute trente (heureusement) et sur “I’m just a killer for your love”, autre chanson sans queue ni tête. Du bruit pour du bruit. Peu inspirés sur ces deux titres fourre-tout, Blur opère une réminiscence britpop à la “The Great Escape”, un clin d’œil, avec “Look inside America” qui réjouit et fait du bien pour égayer un peu le sujet. Et qui rappelle ô combien Damon Albarn est doué pour écrire des pépites pop au son et à au bagout typiquement british : arrangements baroques (une harpe ici) et riffs rock dans la pure tradition anglaise.

“Strange news from another star” impose un zeste de David Bowie (“Space oddity”), une ballade qui flotte en apesanteur avant de s’engouffrer dans un final psychédélique en proie à la confusion. “Essex dogs” conclue le disque sur une sorte de dub rock chaotique qui préfigure ce que sera le son de Gorillaz (le futur projet de Damon Albarn) quelque années plus tard.

Un très bon disque d’indie rock, doté d’une production parfois lo-fi et expérimentale. Le meilleur dans leur discographie. Une totale réinvention. Culotté quand on sait que le groupe était l’un des bastions du mouvement britpop. Psychologiquement amochés et méprisés par une Angleterre qui lui tourna le dos au profit d’Oasis qui rallie à eux la “working class”; Blur catalogué comme “un groupe d’étudiants posh, arty et parvenus” anticipe l’effondrement de la Britpop et se trouve un nouveau salut artistique quitte à se suicider commercialement parlant. “Beetlebum” fera taire les détracteurs en se classant numéro 1 des singles charts et “Song 2” leur ouvrira les portes de l’Amérique alors que tous les groupes phares de la Britpop s’y sont cassé les dents sauf Oasis mais éphémèrement.

Dans un sens, cet album a préparé le terrain pour Radiohead qui avec “Ok computer” publié 6 mois après a pu aussi conquérir l’Amérique. Avec ce même son que “Blur” : un son expérimental mais totalement neurasthénique.

Avec ce très bon cru, Damon Albarn s’ouvre à de nouveaux territoires musicaux. Selon Graham Coxon, Damon Albarn était totalement hermétique à tout ce qui sortait du rock anglais traditionnel. Coxon lui fait alors découvrir la scène indie rock US et Albarn se met alors à totalement changer sa façon d’écrire et composer. Ce ne seront que les prémices d’un musicien remarquable qui prouvera sa capacité à toucher à tous les genres comme Bowie ou Beck le firent avant lui. “Blur” fut donc un disque fondateur et clé dans la suite du parcours artistique du londonien.