Pink Floyd – Atom Heart Mother

Ne pas passer à côté du joyau "Summer 68". Et pour les plus téméraires, tenter le voyage sur "Atom Heart Mother"

1970 : nouvelle décennie qui consacrera le rock progressif alias prog rock pour les intimes. Les Beatles viennent de splitter cette année-là. Un tsunami. Le meilleur groupe du monde rend les armes. Traumatisme. Mais le rock est une machine en constante mutation, réinvention. Un grand explorateur. Pink Floyd est la proue de ce navire.

Depuis son éclosion en 1967, le groupe est en mission. Rien ne l’arrête. Insatiable envie quasi scientifique de bousculer les codes, d’innover, de disséquer les sons pour mieux les réinventer. Syd Barret, le leader charismatique du Floyd a été tristement largué en chemin dans cette grande conquête de l’infini. Son cerveau a grillé sous l’effet des acides et du LSD. Il est remplacé progressivement dès 1968 par le prodigieux guitariste et chanteur David Gilmour.

1970 donc… Waters, Gilmour, Wright et Mason publient leur 5ème effort enregistré aux mythiques studios Abbey Road. Une vache dans un pré orne la pochette de « Atom Heart Mother ». Ca sent l’ovni musical d’entrée de jeu… Confirmation avec le titre éponyme qui ouvre l’album totalisant cinq morceaux. Chose inédite, cet instrumental de 23 minutes est composé avec Ron Geesin qui se charge de toute l’orchestration symphonique, laquelle sera superposée dans un deuxième temps sur les bandes du groupe.
Cette longue ouverture instrumentale scindée en six mouvements est un opéra prog rock à elle seule.

Fermez les yeux. Mettez le volume à fond. Ne bougez plus… La pellicule est en marche.

Une salve de cuivres jouée par le « EMI Pops Orchestra » sous la direction de Ron Geesin ouvre les hostilités. D’abord avec hésitation, ils se cherchent, et puis c’est parti. La batterie rebondit sur les toms. Coups de canon, explosions, une cavalerie charge, des blindés motorisés partent à l’assaut. Charge héroïque ou désespérée ? Dans ces contrées accablées, le clavier de Rich Wright et les roulements militaires de Nick Mason expriment une désolation teintée de mélancolie. Les guitares slides de David Gilmour percent le flanc droit de la stéréo. Lueur d’espoir ? Nous sommes à 5 minutes. En vain. Une chape de plomb s’abat sur nos têtes. Une voix de femme qui au loin perce le ciel bas et lourd d’un filet de lumière. Une autre, puis encore une autre, et encore une autre voix criblent le ciel de leur éclat irisé… Mais l’angélus est las. Dans une incantation christique, la procession se fait un peu plus funèbre sous le joug d’un orgue au son claustrophobe. Les chœurs entonnés par le « John Alldis Choir » deviennent mâles. L’instant est grave. 9 minutes. Les toms roulent en cascade. La marche de l’empereur est mortifère… A 10 minutes, rupture. Une basse rondelette ouvre une jam session. Groove. Une guitare d’une pureté cristalline joute avec un clavier funky. Le temps s’est arrêté. La lumière irradie. Court répit… La menace est à peine voilée… Les chœurs reprennent. Flippants. Diaboliques. Sataniques… Exercice de style opéra. Dante est là. 14 minutes. Folie. Schizophrénie totale. Mais soudain, sans prévenir ; à 15 minutes, la contre-offensive arrive. Trente secondes plus tard le chaos refait surface. Labyrinthe. Stridence, paranoïa, échos angoissants, murmures, crissements,… Les sens explosent… Confusion. Une sirène hurle… A 18 minutes, la vie s’accroche… Elle titube, ivre. Mais elle finit par reprendre définitivement le dessus à 19 minutes. Triomphe ! Les cuivres retentissent ! Sur un air baroque de violoncelle, le Floyd vogue tranquillement sur des eaux apaisées. Un clavier bucolique accompagne la traversée. Quiétude. La slide guitare de Gilmour harponne le ciel. A 22 minutes, le triomphe est définitif. Apogée. Les cuivres sont à leur paroxysme.

Fin du film.

Ci-dessous le lien de la prestation filmée en HD de la chanson au Théâtre du Châtelet en 2008 avec l’orchestre philarmonique de Radio France sous la direction de Ron Geesin. EXCEPTIONNEL.

On se lève, groggy, pour retourner le vinyle. Que nous réserve Pink Floyd maintenant ?

La deuxième face du disque est plus conventionnelle et débute par la ballade « If I », une bien jolie berceuse folk pop à l’ambiance ouatée chantée par Roger Waters. Le temps est suspendu. Gilmour rempli l’espace de ses solis lancinants pendant que Wright pianote tout en légèreté son piano.

Arrive le troisième titre. Un chef d’œuvre du Floyd composé et chanté par Rich Wright. Ce “Summer 68” est renversant. Des couplets mélancoliques masquent un refrain audacieux et homérique qui transporte l’auditeur dans un autre monde. Le piano soutient à merveille la chanson. Ambiance hippie, chœurs à la Beach Boys et cuivres explosifs éjectent le refrain dans la stratosphère. Musicalement orgasmique. Cassure. Une guitare acoustique dégringole de l’escalier avant une nouvelle saillie. C’est tellement beau qu’on en pleure. Tressaillements. Une des plus belles chansons composées dans l’univers rock au sens large. Chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvre de pop baroque qui compte quelques orfèvres en la matière : Beach Boys (l’album “Pet Sounds”), Beatles (les chansons “Penny Lane”, “A day in the life”,…), Divine Comedy,…Nostalgie… Envie d’avoir 18 ans, d’ouvrir ses volets et de hurler à la face du monde que tout est possible dans ce monde. Envie de naïveté, d’insouciance et de fougue… De tous ces feelings procurés par l’écoute de “Summer 68”.

Arrive “Fat old sun” chantée par David Gilmour. Ambiance psychédélique à souhait. Guitare solo crunchy aux airs de “Something/While my guitar gently weeps” des Beatles. Même le jeu de batterie fait penser fortement à Ringo Starr.

Clôture du disque avec l’instrumental “Alan’s psychedelic breakfast”. Hilarant. Bruits de céréales, de bouilloire, de gaz, craquements d’allumettes, gorgées de thé, de bacon qui frit dans la poêle,… Savoureux et déjanté. 12 minutes de délire « made in Floyd ». Derrière ce côté potache, la musique ne triche pas… Chaque étape décomposant ce petit-déjeuner est un mini interlude musical qui accompagne le repas. Conceptuel mais ça fonctionne. Intermède de piano bal populaire ; intermède de guitare classique, hispanisants ; interlude pop façon musique de film… Le disque s’achève sur les notes d’un évier qui goutte… La vie est un éternel recommencement. Qui était Alan ? Alan Styles. Leur roadie que l’on entend parler et petit-déjeuner sur la chanson.

Pour les érudits, ce sera le premier disque des anglais à être mixé en son stéréo. Un disque d’avant-garde, baroque, qui voit le Floyd évoluer dans son approche du jeu et du son. Mais où a voulu en venir exactement Pink Floyd avec ce disque? Nul ne le sait. Nul ne le saura. Globalement très critiqué à l’époque, le disque est également renié par le groupe. Les membres raconteront plus tard que Pink Floyd était dans une semi-impasse artistique et que « Atom Heart Mother » était et demeurera un disque sans queue ni tête. Le disque sera néanmoins leur premier n°1 en Angleterre et deviendra un objet culte des fans du groupe. On acquiesce. C’est un disque définitivement culte. Et puis cette pochette !

Anecdote : Stanley Kubrick voulu utiliser certaines parties de la chanson « Atom Heart Mother » pour habiller la BO de « Orange mécanique ». Pink Floyd refusa prétextant que Kubrick n’avait pas d’idées précises quant à quelles parties il allait utiliser pour son film.