Flashback #1. En 1965, Bob Dylan provoque un séisme dans l’univers du Folk en “électrifiant” pour la première fois ses compositions avec l’album “Bringing it all back home”. L’histoire raconte qu’il opère ce virage artistique suite à l’écoute de “The house of the rising sun” repris par The Animals et qui cartonne dans les charts. Les anglais ont eu l’audace pour l’époque d’électrifier ce morceau de folk traditionnel.
La tournée qui suivra sera chaotique, le barde new-yorkais essuyant moult invectives, notamment au festival folk de Newport en 1965 où les puristes du genre le traitent de Judas. Ambiance… Mais il ne baisse pas la garde et poursuit son bonhomme de chemin de qui sera l’immense carrière qu’on lui connaît aujourd’hui. Les musiciens qui ont accompagné sa mue artistique ? The Band, un groupe de cinq canadiens (ex-The Hawks) multi-instrumentistes, qui fera office de backing band pour Bob Dylan pendant les tournées de 1965 et 1966.
Flashback #2. En juillet 1966, Bob Dylan se crash à moto près de Woodstock. Suivent trois années d’hibernation. En 1967/68 il s’isole en compagnie de The Band à Big Pink, le nom de la demeure partagée par les Canadiens fraîchement exilés aux USA depuis. La créativité est explosive. Il en sortira l’album “Basement tapes” (un classique) et “Music from Big Pink” ici chroniqué.
Une façon couillue de commencer un disque ? La chanson d’ouverture, co-écrite avec Bob Dylan (également l’auteur de la pochette), Tears of rage, un blues lacrymal, agripé à un orgue plaintif et une rythmique titubante, comme si Richard Manuel était frappé d’apoplexie à l’écoute de son timbre vocal supplicié. La chanson a un petit air de “Wild horses”… Aurait-elle inspiré Gram Parsons et les Rolling Stones lorsqu’ils la composèrent en 1971 lors des sessions de “Exile on Main Street” à Villa Nellcôte sur la côte d’azur ?
To Kingdom come : blues pour roadtrip interprété avec les tripes par Robbie Robertson et Richard Manuel. Un petit air de Supertramp avant l’heure, en plus roots, dans le genre Creedence Clearwater Revival. Les cordes vocales râpent, vont chercher profondément dans ce blues tricoté sur des descentes de piano saloon et d’orgue cristallin. Robbie Robertson, prodigieux guitariste qu’on a tendance à oublier, livre un très joli solo au son clair, chaud, mâtiné de réverbe.
In a station : Richard Manuel est aux commandes d’un piano bastringue. Ambiance Louisiane, Mississippi & Bayou marécageux. Nectar d’Americana, cet exquis mélange de musiques roots traditionnelles, folk, country et blues. Une chanson dans la droite lignée de leurs pairs Crosby, Stills, Nash & Young. Le groupe déroule des magnifiques chœurs languissants qui à 2:05′ décollent dans un poignant rêve éveillé aux allures de western made in Ennio Morricone.
The Band abreuve cet album de titres au blues sempiternel à l’instar de ce Caledonia mission. Un orgue alangui, des piqués de guitare électrique, un Rick Danko au timbre déchirant. La marque des grands, un blues qui joue sur des percussions toutes en retenue, un blues funambule esquissant sur les couplets des entrechats. Une interprétation d’une magistrale finesse. Mélancolie maîtrisée d’un groupe en totale osmose avec son art. Un son éduqué auprès des grands bluesmen : Sonny Boy Williamson, Muddy Waters,…
Une six cordes folk acoustique arrache quelques notes en intro de The weight. Où comment country et soul se fondent pour accoucher d’une ballade remarquable. Helm, Danko et Manuel sont à l’unisson sur ce morceau qui a tout d’un gospel : “You put the Lord right on me”. Une chanson dans l’air du temps : folk protest songs dans la veine de Joni Mitchell, Joan Baez & co. Une version sublime sera interprétée en 1976 avec le groupe de soul The Staples Singers que l’on vous a inséré en clip vidéo ci-dessous.
We can talk : une composition blues rock au groove rageur et enjoué. Les deux lead vocals, Richard Manuel et Devon Helm se répondent du tac au tac pendant que claviers et guitares brodent, moulinent, se lient, se délient, s’effleurent sur un tempo qui n’est pas loin d’emprunter au boogie. Chaque instrument joue son rôle à la perfection : la basse dodeline, la caisse claire claquète, l’orgue serpente, la guitare griffe et le piano se faufile dans ce joyeux barouf.
Long black veil : Richard Danko se fend à nouveau d’une ballade en forme de rédemption où l’orgue de Garth Hudson est la pièce maîtresse qui alterne obscurité accablante sur les couplets et lumière salvatrice sur les refrains. Trois minutes somptueusement mélancolique. Les Canadiens nous abreuvent de leur blues baptismal, nous renverse pour mieux plonger notre âme dans un Jourdain brassé de blues et de soul.
Ce blues teinté de soul quasi-religieux habite la sombre intro (inspirée par Bach : “Toccata et Fugue en ré mineur”) de Chest fever . Une atmosphère digne d’un bon cru de Steppenwolf (au hasard la chanson “The Pusher”). Un putain de blues rock à la hargne difficilement contenue, aux couplets sombres et aux refrains bravaches. The Band s’avance témérairement dans une nuit aussi noire qu’un tableau de Pierre Soulages… Et soudain l’équipée vacille et c’est l’accident : un pont fanfare fait irruption, titubant sur des saxophones ivres. Surgit un cri dans la nuit; un solo d’orgue, d’abord macabre, s’égosille ensuite dans une fièvre totalement épileptique. Il y a presque du chamanisme dans ce blues façonné comme un road trip déviant et dangereux.
La languissante Lonesome Suzie : est digne d’une ballade à la Neil Young. Son caractère gémissant plombe un peu la chanson, seule relative faiblesse de ce disque qui a tout du chef d’œuvre.
Une intro néo-baroque ouvre This wheel’s on fire co-écrite avec Bob Dylan. On verrait bien Cream et Clapton jammer avec The Band sur ce titre qui fait la part belle aux riffs déglingués des guitares arborant chaque recoin de la chanson. Mais ce serait oublier les incroyables claviers qui essaiment chacune de leurs interventions de teintes surréalistes. Fascinant.
Cet album est fascinant du début à la fin. Toutes aussi exceptionnelles sont les performances vocales de ce groupe à l’image de I shall be released : où le falsetto de Richard Manuel donne cette étrange impression d’entendre Neil Young ! La compo signée Bob Dylan sera d’ailleurs la dernière chanson interprété en live par le quintette dans sa formation originale en 1976 lors du concert filmé au Winterland Ballroom par Martin Scorsese. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce film mémorable dans un article consacré.
En attendant, laissez vous transporter par ce superbe album de blues/folk/country dans la veine d’un Traffic et totalement en décalage avec son temps puisqu’en 1968, l’heure était aux expérimentations et hallucinogènes. Clapton dira plus tard que ce disque fut une révélation qui lui fit quitter Cream et entamer une carrière solo davantage focalisée sur le blues. Les Stones seront également marqués par ce disque qui sera clé dans leur phase blues/folk/country rock avec “Beggar’s banquet” et “Let it bleed”. George Harrison, CSN&Y, Blind Faith, Grateful Dead… Ils sont nombreux à revendiquer l’héritage jusqu’aux contemporains Black Crowes et Jack White.